Oeuvre littéraire

Extrait de  » Vers les sommets par la contemplation du Christ  » du Père E. Mura
(Chapitre VI, L’œuvre littéraire)

***

Notre-Seigneur Jésus-Christ, étudié dans le Saint Evangile et sa Vie dans l’âme fidèle : tel fut le titre que le premier éditeur, à Namur, donna aux pages jaillies de la plume et du cœur de Sœur Marie-Aimée. Titre complexe qui voulait, d’entrée en matière, donner la vue synthétique de l’œuvre.

Plus récemment, l’ouvrage paraît en deux volumes, avec le titre même que la Sœur avait conçu en réponse au blasphème de Renan :

Jésus-Christ est Fils de Dieu !

De cet exposé, nous voudrions d’abord indiquer la richesse doctrinale et spirituelle, à partir du Mystère du Verbe Incarné, pour nous arrêter ensuite à ce que Sœur Marie-Aimée nous dit de l’Ame très sainte du Christ.

1. Le Mystère du Verbe Incarné

Toute l’œuvre de notre Moniale est le fruit de sa contemplation du Mystère par excellence, dont parle sans cesse saint Paul, le mystère du Fils de Dieu fait homme.

Œuvre de foi et d’amour : elle le dira plus tard, dans ses notes autobiographiques, rédigées à la demande de son directeur :  » J’ai cru, disait le Prophète, c’est pourquoi j’ai parlé ; et moi j’ai aimé, c’est pourquoi j’ai écrit. Or, ce que j’ai écrit, c’est ce que ma foi, qui est la foi de l’Eglise, ne pouvait plus garder au fond de mon âme d’épouse, à savoir que Jésus est le Fils éternel du Père éternel, Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu, incarné dans le temps et fait homme dans le chaste sein de la Vierge Marie par l’opération du Saint-Esprit. « 

Fruit de sa contemplation et non d’une révélation privée, il est important d’y insister. La lumière du Saint-Esprit y est sensible, mais lumière de grâce qui ne constituait pas un nouvel apport de vérité et de faits, qui lui eussent fait connaître des données neuves, non contenues dans l’Ecriture, comme on en trouve dans les révélations de Sainte Brigitte ou de Marie d’Agréda, en marge du dépôt révélé de l’Eglise. Saint Jean de la Croix n’est pas enthousiaste pour ce genre de révélations privées ; il met les âmes en garde contre la facilité à les accueillir. Dans le cas de Sœur Marie-Aimée, c’est l’écriture inspirée, le texte de l’Evangile surtout, qui sert de matrice à tout l’exposé. A la manière des Pères, sous une lumière d’en haut, elle en met en valeur la richesse profonde et en tire des conclusions fécondes pour la vie intérieure.

Pour ne pas rester dans des affirmations générales, prenons quelques exemples dans l’œuvre publiée. Voici, au chapitre premier du tome I ce qu’elle écrit sur  » le Verbe révélé «  :

 » Et le Verbe était Dieu. Il l’est de toute éternité, et si nous distinguons trois personnes en Dieu, si nous appelons le Verbe la seconde personne de la Sainte Trinité, nous ne disons pas que le Verbe soit inférieur au Père, quoiqu’il soit engendré de lui, car en confessant la Trinité des Personnes, nous confessons l’unité dans l’essence, l’égalité dans la majesté, et nous disons : Je crois en un Seul Seigneur Jésus-Christ, Fils unique de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu, qui n’a pas été créé mais engendré, consubstantiel au Père. « 

Puis continuant son développement, elle y insère le texte de la liturgie :  » Nous vous rendons grâces pour votre grande gloire, Seigneur tout-puissant ! Seigneur Dieu, Agneau de Dieu, Fils du seul Très-Haut, Jésus-Christ, avec le Saint-Esprit en la gloire de Dieu le Père ! « 

On saisit dans cet exemple aussi bien l’aisance de son commentaire et la précision des termes, déjà relevée par le P. Gamard.

Passant aux applications pratiques, dans la seconde partie de ce chapitre, elle écrit :  » Que semblables à des aigles, les âmes déjà parfaites suivent Saint Jean dans son vol sublime et contemplent, dans le sein du Père éternel, le Verbe éternel, qu’elles s’élèvent sur les sommets de la contemplation et scrutent les profondeurs divines, pour moi je soupire avec le roi-pénitent et je m’écrie :  » Seigneur, donnez-moi des ailes de colombe « , afin que, soutenue par le souffle puissant de votre divin Esprit, je m’élève sur les hauteurs de la foi seule, avec ses voiles, ses énigmes, ses mystères ; de la foi seule, devant l’astre qui se cache à mon âme impure et criminelle. Exaucez mon humble prière, Seigneur, car, je le sais, cette grâce commune me suffit pour que je m’écrie en jetant un regard sur la terre :  » Vanité des vanités, tout n’est que vanité, hors vous aimer et vous servir, ô mon Dieu ! « 

Caractéristique de toute l’œuvre et garantie de sa valeur spirituelle, cette affirmation de Marie-Aimée :  » Je m’élève sur les hauteurs de la foi seule, avec ses voiles, ses énigmes, ses mystères « . Cela est dans la pure ligne des directives données aux âmes intérieures par Saint Jean de la Croix :  » La foi, dit-il, est pour l’intelligence le proche moyen, proportionné à sa fin, pour que l’âme puisse arriver à la divine union d’amour. « 

Notre contemplative enchaîne et nous révèle la richesse de vie et la sereine tranquillité d’âme qu’elle retire de la seule lumière de la foi :  » Combien, après avoir contemplé le Verbe, dans le sein du Père, la terre semble méprisable ! Que reste-t-il de beau, de grand, de sublime ? Que puis-je aimer, désirer, rechercher ? La foi me montre Dieu éternel et en lui le Verbe éternel ; elle me montre l’Esprit-Saint qui procède du Père et du Fils, elle me découvre la gloire vraiment glorieuse, la grandeur seule grande, la beauté seule belle. Comment, devant ce soleil étincelant, distinguer encore les inutilités de la terre ? Entre donc, ô mon âme, dans le saint recueillement et suis le conseil que donne l’Imitation :  » Fermez votre porte et appelez Jésus votre bien-aimé. Laissez aux hommes vains les choses vaines et considérez que si tout ce qui est au monde était présent devant vous, ce ne serait qu’une vaine représentation « . Que c’est beau !

***

Le Verbe de Dieu offre à la contemplation de Sœur Marie-Aimée une abondance de perfections et de grandeurs. Du Verbe incarné, elle va regarder, toujours avec sa calme sérénité et sa profondeur d’intuition – à la lumière de la foi ! – les annonces prophétiques, les préparations immédiates, les manifestations progressives. Il n’est que d’énoncer les titres des chapitres pour entrevoir la densité et la richesse de cette œuvre spirituelle et apologétique tout ensemble :

* Le Verbe promis : Les figures ;
* Le Verbe annoncé : Les prophéties ;
* L’incarnation préparée : Marie ;
* Le Verbe s’incarne dans le sein de Marie.

Suivent les aspects mystiques du mystère de l’Incarnation, source et modèle de sainteté :

* L’incarnation, mystère d’humiliation ;
* L’incarnation, mystère de gloire ;
* L’incarnation, mystère d’obéissance ;
* L’incarnation, mystère d’amour ;
* L’incarnation, mystère de grâce : la Visitation.

Qu’on ne croit pas trop facilement que dans ces derniers chapitres il s’agisse de pieuses considérations d’une sainte moniale. Nous restons dans la ligne de la révélation et du dogme ; ce sont les dimensions ontologiques et morales du Mysterium Christi que nous sommes invités à mesurer et à reproduire en nous, de ce mystère du Christ  » qui étant dans la condition de Dieu… s’est humilié lui-même, se faisant obéissant jusqu’à la mort, et à la mort de la croix. « 

Lisons seulement quelques lignes du chapitre sur l’Incarnation, mystère d’humiliation. Après avoir rappelé le texte unique :  » Le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous « , Sœur Marie-Aimée commente :

 » Dieu avec l’homme dans l’Eden, aux beaux jours de son innocence, on le conçoit ; Dieu prenant, pour quelques instants, l’apparence de l’homme afin de se communiquer plus familièrement à lui, on le conçoit encore, car s’il y a entre Dieu et l’homme une distance infinie, il existe d’intimes relations entre le Créateur et sa créature. Mais Dieu, avec l’homme déchu, mais le Verbe se revêtant d’une chair de péché, voilà le mystère, un mystère profond d’humiliation. Dieu ne descend pas seulement dans le sein virginal de Marie, jusqu’à Marie, la créature innocente, immaculée ; il descend jusqu’à l’homme pécheur. La chair que le Verbe prit de Marie est une chair sans tache, que la seule approche de la divinité fait resplendir d’un nouvel éclat, mais il n’en est pas moins vrai que cette chair, considérée en elle-même, est de la race corrompue d’Adam, qui, depuis quarante siècles, restait plongée dans la fange de tous les vices. « 

Nous sommes bien dans le réalisme divin de l’incarnation. Et pour mieux faire saillir la stupéfiante condescendance du Verbe au sens profond du mot – descendre ! – Sœur Marie-Aimée marque le contraste entre les deux extrêmes unis dans ce mystère :

 » Qu’est-ce donc que Dieu ? Qu’est-ce donc que l’homme déchu et pécheur ? Dieu est le Saint des saints, l’homme déchu est par nature le péché vivant, personnel. Dieu est la pureté par essence, l’homme déchu, le réceptacle de tous les vices. « 

C’est le langage même des grands maîtres, avec cette lumière jaillissant des contrastes, tels que Saint Augustin nous a habitués à les saisir.

Viennent ensuite, dans la seconde partie du chapitre, les applications à la vie de l’âme, où la vertu chrétienne n’est plus seulement le fruit de considérations morales, mais la conclusion contraignante du mystère contemplé :

 » Une âme dont le regard est fixé sur un Dieu anéanti, sera-t-elle irritée pour une réprimande, tourmentée pour un soupçon, inquiète si une préférence est accordée à d’autres, abattue pour une contrariété, froissée pour un manque d’égards, attristée par un dédain ? – quelle fine psychologie ! – Si elle n’a pas encore acquis assez d’humilité pour se réjouir des moyens que Dieu lui envoie de perfectionner sa vertu, elle s’humiliera de son infirmité sans découragement, en se voyant assaillie du démon de l’orgueil, elle ne quittera pas les pieds de Jésus-Christ, sans avoir obtenu de comprendre que le néant n’a droit à rien, et que Dieu, à qui tout est dû, s’est abaissé jusqu’au rien de notre humanité pour lui donner l’exemple. « 

On voudrait s’arrêter encore, mais il ne faut pas priver le lecteur de la joie de chercher la suite dans l’ouvrage même de notre moniale.

Il faut pourtant citer quelques notations du chapitre suivant : L’Incarnation, mystère de gloire. Encore un contraste dans l’antithèse de ces deux chapitres. Il ne fait que reprendre le mot de l’Evangile :  » Le Verbe s’est fait chair… et nous avons contemplé sa gloire « . Marie-Aimée commente :

 » Le Verbe s’est fait petit sans cesser d’être grand. L’immense s’est renfermé sans être contenu. Le tout-puissant s’est rendu faible sans se dessaisir de sa puissance. Il s’est assujetti au temps sans cesser d’être immuable. Il a commencé sans cesser d’être éternel. Il a abaissé les cieux et il est descendu ! « 

 » Tressaillons de joie et redisons avec saint Augustin :  » Seigneur, je vous rends grâce pour cette union que vous avez faite de votre divinité avec notre humanité. « 

Nous sentons bien que le docteur d’Hippone était présent à la pensée de Sœur Marie-Aimée. Mais où donc et quand a-t-elle eu l’occasion d’en aborder les œuvres, et pas les siennes seulement ?

Rapportons ce passage du Chapitre XVII, intitulé : L’Incarnation, mystère de grâce : la Visitation, où affleurent, en une suite serrée, les réminiscences scripturaires, celles de la poésie biblique et celles des assertions dogmatiques :

 » O Marie, pressez-vous, car le soleil qui luit en vous, commence sa course comme un géant. Que vos démarches sont belles, ô fille du Prince ! O Jésus, que votre amour est grand, qu’il est impatient de faire du bien à vos créatures ! A peine êtes-vous descendu parmi nous, avant même que nous puissions jouir de votre présence, vous voulez vous annoncer vous-même à celui qui doit vous montrer au monde. La grâce sera sur vos lèvres divines, vous la donnerez à profusion dans votre vie mortelle, mais déjà vous en faites goûter les premiers fruits à celui qui, en vous montrant, dira :  » Voici l’Agneau de Dieu, voici Celui qui ôte les péchés du monde. « 

Vous êtes la sainteté même, vous venez pour sanctifier le monde, et à votre avènement sur la terre, vous vous entourez de pureté : vous choisissez le cœur d’une Vierge que vous avez faite toute pure pour y établir votre demeure ; celui qui vous tiendra lieu de père ici-bas et sera votre gardien fidèle est un lis d’innocence ; votre héraut, votre précurseur, vous le voulez pur et sans tache, voilà pourquoi vous vous hâtez d’aller lui conférer cette grâce de sainteté, que seul vous pouvez donner parce que vous en avez la plénitude. « 

***

Après l’aspect dynamique de l’Incarnation – son devenir – , notre auteur aborde son aspect statique, son être. Successivement elle va contempler et nous faire connaître, nous faire entrevoir du moins, l’Ame du Verbe Incarné, son intelligence, sa volonté, son cœur : ces diverses puissances ou facultés du Christ que Saint Thomas, dans la IIIe partie de la Somme théologique, scrute avec sa compétence unique de Prince des théologiens, mais dont notre moniale rapporte la doctrine avec une exactitude étonnante.

Tout d’abord, Sœur Marie-Aimée va nous parler longuement de l’Ame sainte du Christ. Ce fut son charisme propre. Elle avait un vrai culte pour l’Ame du Christ, culte privé, fait d’admiration et d’amour, de confiance et d’imitation.

Au chapitre XIX du tome I, elle cite en exergue le verset 4 du psaume 26 :  » J’ai demandé d’habiter dans la maison de Yaveh… pour voir les délices du Seigneur et visiter son temple « . Après quoi elle commente :  » Quelles sont ces délices du Seigneur que le Prophète a vues ? Quel est ce temple qu’il a visité ? Est-ce le ciel ? Est-ce l’univers ? Est-ce le temple de Jérusalem ? Non. Le temple du Seigneur, c’est le Seigneur lui-même, car rien, autre que lui, ne peut le contenir.

Ce temple est sa sainte humanité, où Dieu, dans la personne du Verbe incarné, s’est rendu visible à l’homme sous le voile de la chair, parce que nul ne pouvait le voir à découvert, ici-bas, sans mourir « . Et elle continue :

 » Ce temple est un temple vivant. Mais de même que, souvent, on regarde un arbre chargé de fleurs ou de fruits, sans penser à la sève qui le nourrit, de même les hommes contemplent souvent Jésus-Christ, sans penser à l’Ame qui anime et vivifie le temple auguste de son corps sacré, et cependant cette âme est le véritable objet des délices du Seigneur.

Cette partie du temple du Seigneur, cette source des délices du Seigneur, à laquelle on songe peu, c’est le Saint des Saints de l’humanité sacrée de Jésus, c’est la source de la vie, c’est l’Ame de Jésus-Christ « .

2. L’Ame très Sainte du Christ

L’Ame sainte de Jésus-Christ  » à laquelle on songe si peu  » ! Sœur Marie-Aimée, avec une grâce personnelle, va s’employer à faire cesser un tel oubli. Son zèle éclairé, mis au service de son amour du Christ, lui permettra de développer toute une spiritualité du meilleur aloi sur l’Ame de Jésus-Christ, où nous voyons comme une explicitation de l’invocation si chère à la piété chrétienne :  » Ame du Christ, sanctifiez-moi !  » communément attribuée à saint Ignace, mais qui a des racines plus lointaines.

L’origine de cette dévotion caractérisée à l’Ame sainte du Christ date, nous l’avons indiqué plus haut, de sa retraite de profession, du 10 avril 1861. Il nous faut y revenir maintenant.

 » Jamais, écrit-elle, je n’avais pensé à ce chef d’œuvre de mon Dieu, à cette beauté première après la Divinité, et j’étais dans ma 22ème année ! Mon Bien-Aimé me fit d’abord connaître son Ame Sainte en elle-même, puis successivement, jusqu’à la fin de ma retraite, dans tout l’ensemble et le détail de sa vie, comme animant, dirigeant et ennoblissant ses actes,

par la pureté de ses intentions
la simplicité de ses vues
la perfection de ses dispositions
la grandeur de son amour
son union à Dieu
sa tendance continuelle vers lui
son adhésion au Saint-Esprit
sa fidélité à accomplir de moment en moment le divin vouloir
enfin par tout ce qui étant sanctifiant devient l’essence de la sainteté.

Je connus que cette Ame Sainte en était la source. « 

Texte d’une densité doctrinale et d’une richesse spirituelle incommensurables. Il nous conduit à la source même de la vie théandrique du Christ, de la vie divino-humaine de Jésus, qui est ce que le monde créé contient de plus haut, de plus beau, de plus saint. C’est tout l’agir humain de Jésus, animé, ennobli, ses mouvements intérieurs et ses dispositions saintes.

Jésus est venu parmi nous, en son Incarnation, envoyé par son Père, pour accomplir l’œuvre de sa glorification et du salut des hommes. A cette fin, le Christ naquit de la Vierge Immaculée, il croissait en âge, en sagesse et en grâce, il travaillait dans l’atelier de Joseph, il priait, il prêchait, il opérait des miracles; et surtout il souffrit cruellement, offrant son corps aux coups, ses mains aux clous, et agonisa sur la croix jusqu’à l’In manus suprême.

Tel fut le déroulement visible de la vie et de la Passion du Christ ; mais la source profonde, l’âme de toute cette activité divine et de ces souffrances rédemptrices, fut sa vie intérieure, sa psychologie profonde ; un monde de merveilles, de vertus et sainteté ! C’est cela que Sœur Marie-Aimée, illuminée par la grâce, nous invite à scruter et à méditer, pour en nourrir notre vie à nous.

Pour nous faciliter la tâche et nous initier à sa vie intérieure calquée sur celle du Sauveur, elle nous énumère les dimensions de cette vie, les richesses insondables de l’Ame de Jésus. Nous allons les reprendre une à une :

 » la pureté des intentions « , d’abord.

L’intention, nous explique le Docteur Angélique, c’est la tendance de la volonté humaine vers son objet, la motivation intime de l’acte que nous posons. Les auteurs spirituels insistent à bon droit sur la pureté d’intention dans notre agir, puisque c’est d’elle que dépend l’excellence de nos actes. Mais les intentions du Christ ! La gloire de son Père, pour laquelle d’abord Il s’est incarné ; le salut, la sanctification des âmes, de telle âme  » pour qui Il a versé telle larme « …

On entrevoit à peine la profondeur insondable des mystères offerts ici à notre foi, à notre amour, à notre imitation et appropriation.

Il faudrait analyser de même chacun des termes qui suivent dans le texte de Sœur Marie-Aimée ; du moins convient-il d’y arrêter notre pensée dans un regard prolongé.

 » la simplicité de ses vues  » qui orientent ses divines intentions, en éclairant leur objet de la lumière d’en haut : Dieu, Dieu seul ! et tout le reste vu en Dieu : simplicité.

 » la perfection de ses dispositions  » – les dispositions de l’Ame Sainte du Sauveur : son humilité, sa douceur, son abandon, sa générosité, toutes ses vertus sans nombre, et surtout, les dominant toutes :

 » la grandeur de son amour ! « , pour Dieu son Père et pour nous ses frères ; l’amour immense du Cœur de Jésus !

De là :

 » son union à Dieu  » : l’union de l’Ame du Christ à son Père, qui ne connaît pas d’interruption.

D’où encore :

 » sa tendance continuelle vers Lui « , qui est comme son pôle d’attraction : modèle transcendant de toute vie d’union à Dieu, d’aspiration incessante vers Lui.

 » son adhésion au Saint-Esprit « , le Guide de Jésus en son humanité Sainte, comme il est le guide des âmes intérieures : adhésion qui fit dire au Christ, dans la synagogue de Nazareth, ces paroles du prophète Isaïe :  » L’Esprit du Seigneur est sur moi, il m’a pénétré de son onction. « 

Enfin, englobant tout, renfermant tout :

 » sa fidélité à accomplir de moment en moment le divin vouloir.  » C’est bien là ce que Saint Paul lui-même nous révèle comme le mouvement initial de l’Ame du Christ, dès l’instant de son incarnation :  » Entrant dans le monde, il dit : Tu n’as pas voulu des victimes (de l’Ancienne Loi), mais tu m’as ajusté un corps ;

 » alors j’ai dit : Voici que je viens, ô Dieu, pour faire ta volonté « .

Nous avons là toute la vie intérieure de l’Ame du Christ, le mouvement profond de sa vie divine, avant que rien ne s’en fût manifesté au-dehors ; élan d’amour qui s’offre dès lors au grand et unique sacrifice, pour plaire à son Père et sauver ses frères, rebelles depuis l’Eden en leur volonté propre.

Et cette vie, cette intention initiale d’amour vont demeurer, tout au long de ses mystères, à l’intime de l’Ame de Jésus.

Vie profonde qui échappe à l’ensemble des chrétiens et que Sœur Marie-Aimée se reproche en quelque sorte d’avoir méconnue jusqu’à ses 22 ans. Mais à partir de là, elle se sent la mission de la révéler aux âmes, après en avoir vécu et joui elle-même pour le reste de ses jours.

 » Non seulement mon Bien-Aimée me montra son Ame, mais il me la donna pour que je l’admire, pour que j’en use, et que j’en use comme d’un bien propre : ah ! quel don et quelle générosité !

Il me la donna aussi pour que je la montre, mais je ne le compris pas alors. Seulement, connaissant cette Sainte Ame, étant éprise d’amour pour elle et pressentant déjà ce qu’elle pouvait faire de nos pauvres petites âmes, je souhaitais ardemment qu’elle fût connue et aimée de toutes et que toutes (les âmes) s’approchassent d’elle, comme de la grande maîtresse de la vie intérieure et de l’éminente sainteté. « 

L’Ame du Christ, école de vie intérieure et source première de sainteté, voilà ce que le Seigneur manifestait à la jeune carmélite, pour qu’elle en fît sa voie propre de perfection chrétienne et religieuse et qu’elle l’enseignât aux autres.

Au demeurant, notons-le bien dès l’abord, rien de proprement nouveau dans cette vue de Sœur Marie-Aimée, qui ne fût déjà d’une façon plus ou moins explicite dans l’Evangile et dans les épîtres de saint Paul, dans l’enseignement de saint Jean Chrysostome et de saint Augustin, dans la piété d’une sainte Gertrude et d’un saint Bonaventure, pour ne pas parler, plus proche de nous, de l’école Bérulienne.

De cette école, le Père Grou, au 18ème siècle, a recueilli et condensé les richesses dans son ouvrage toujours actuel : L’Intérieur de Jésus et de Marie.

Mais le charisme propre de notre Carmélite fut d’expliciter tout cela, de fixer délibérément le regard de notre foi et le mouvement de notre amour sur ces interiora Christi, sur la vie intérieure, profonde, de Jésus, sur son Ame. Tout comme la grâce propre de sainte Marguerite Marie, qui elle non plus n’invente rien, a été de nous faire pénétrer davantage dans le Cœur de Jésus, foyer de cet amour divin et infini, qui fut et reste l’inspirateur de toute l’activité rédemptrice de Jésus-Christ.

A ce point, la question jaillit spontanément : Cette dévotion à l’Ame du Sauveur ne coïncide-t-elle pas avec la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus ? De part et d’autre, n’est-ce pas la même intériorité qu’elles nous font découvrir, honorer et imiter ?

Oui et non. Pour le dire d’un mot, le culte de l’Ame Sainte de Jésus inclut la dévotion du Cœur de Notre-Seigneur, mais il la déborde. Pour le saisir d’emblée, il suffira de relire le texte de Sœur Marie-Aimée, cité en tête de ces réflexions. Qu’y trouvons-nous ? Nous y contemplons l’Ame Sainte de Jésus, animant, dirigeant et ennoblissant tous les actes de sa vie par la grandeur de son amour, et donc par le souffle de ce Cœur divin  » qui a tant aimé les hommes « .

Oui, mais nous y voyons encore la pureté de ses intentions, la simplicité de ses vues – regard de son intelligence pénétrante se portant sur Dieu et sur l’œuvre à réaliser -, son union à Dieu son Père, son adhésion au Saint-Esprit, sa fidélité à accomplir les divins vouloirs, enfin  » tout ce qui étant sanctifiant devient (pour nous) l’essence de la sainteté « .

L’Ame Sainte du Christ est tout cela. Elle inclut son Cœur – non pas physiquement bien sûr comme organe de l’amour, – mais spirituellement, comme principe moteur premier de l’Humanité Sainte de Jésus ; mais elle exprime aussi les perfections et les activités sublimes de son intelligence, de sa volonté, de toute sa vie intérieure.

Au reste, inutile de subtiliser et de vouloir opérer, dans ce domaine de la vie divine et humaine du Christ, des vivisections artificielles. Rien ne serait plus propre à tuer la dévotion.

Ce qu’il faut retenir, c’est que, sous le mouvement du Saint-Esprit, l’Eglise – et l’élite des âmes qu’elle renferme en son sein – de siècle en siècle approfondit les investigabiles divitias Christi, le trésor insondable que lui a légué son Epoux. Ce sont là les Nova et Vetera dont parle Jésus,  » les choses anciennes et nouvelles « , que les doctes ès-sciences du royaume de Dieu, science théologique ou science mystique, ne cessent de découvrir. Choses nouvelles déjà contenues dans les anciennes, puisque la révélation évangélique est close à jamais ; mais elle ne cesse de nous découvrir les secrets encore inexplorés, ou imparfaitement explorés, des trésors de science et de grâce qu’y a renfermés le Christ et qu’Il a confiés à l’Eglise.

Gertrude, Marguerite-Marie et Marie-Aimée, et plus proche de nous Thérèse de Lisieux, marquent des étapes dans cet enrichissement spirituel de l’Eglise, tout comme sur le plan théologique l’ont fait Augustin, Anselme, Thomas d’Aquin, Bellarmin.

L’apport de Marie-Aimée est, dans cet ordre, d’une qualité exceptionnelle ; il ouvre une voie aux âmes désireuses de vivre la vie du Christ, dans une identification mystique toujours plus intime, plus profonde, plus consciente avec le Cœur, avec l’Ame du Christ,  » en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science « .

Vivre la vie du Christ, ce fut là, en effet, la visée de notre carmélite, en révélant les richesses, les perfections de l’Ame de Jésus.

 » Développer en soi le règne et la vie de Jésus-Christ, écrit-elle, substituer sa vie à la nôtre, faire passer en nous ses désirs, ses intentions, ses dispositions, agir comme il agissait en vue de glorifier son Père, c’est toute la sainteté « .

Sœur Marie-Aimée ajoute opportunément :  » Ce serait en effet se tromper absolument, que chercher la sainteté dans des manifestations purement extérieures, ou dans des actes qui peuvent aider l’âme dans le travail de la sanctification, mais ne sont, en réalité, que des moyens matériels « .

Suit aussitôt l’application à l’âme fidèle, ou mieux à une vie d’union à l’Ame sainte du Christ :

 » Partant de ce principe, où pourrions-nous mieux trouver la source de la sainteté que dans l’Ame et le Cœur de Jésus-Christ, dans cette âme et dans le cœur qu’il a pris semblables aux nôtres, pour que nous puissions nous éclairer et nous instruire aux lumières de la première, nous enflammer et nous embraser au feu pur et vivifiant du second ? « 

Pour justifier cette conclusion, Sœur Marie-Aimée ajoute :

 » Tout d’abord l’Ame de Jésus-Christ est le miroir le plus parfait de la sainteté divine, dont elle est le siège dans l’humanité sainte. Ce miroir vient merveilleusement en aide à notre faiblesse, il nous permet de tourner nos regards avec confiance vers celui qui nous appelle à être saints, par la seule raison qu’il est saint lui-même. Le Saint-Esprit, c’est-à-dire l’Esprit de toute sainteté, dirigeait les actes, animait les intentions de l’Ame de Jésus-Christ. Cet Esprit divin donnait toute perfection à ses dispositions ; et l’adhésion pleine et entière que cette Ame très sainte donnait à ce même Esprit, lui faisait accomplir de moment en moment le bon plaisir du Père céleste. Cette Ame, le chef-d’œuvre de la puissance divine, si elle est fidèlement suivie, étudiée, contemplée, d’après ce que nos pauvres facultés peuvent comprendre de ses opérations, devient alors une des sources de notre sanctification « .

Suit cette conclusion, qui n’est autre chose que le Vivit in me Christus de l’apôtre, réalisé en profondeur :

 » A son école, l’âme se transforme plus vite, pénètre plus avant dans les mystères et dans la vie de Jésus-Christ, elle fait siennes les pensées, les intentions de Jésus-Christ, et donne par là à ses actions une valeur supérieure, en puisant une force invincible dans cet arsenal de toutes les vertus. Elle découvre dans ce sanctuaire sacré de nouveaux horizons du côté du ciel, tandis qu’elle en rapporte sur la terre de nouveaux rayonnements de charité.

Voir Dieu, contempler Dieu à l’aide de la lumière que projette sur nous l’Ame très sainte du Verbe incarné, puis descendre vers les créatures avec les sentiments et les désirs de son Cœur sacré, ce devrait être l’occupation de toute âme vouée à Dieu pour procurer sa gloire, et qui veut l’aimer d’un amour généreux et désintéressé, combien plus de celle qui a la sainte ambition de se modeler sur Jésus-Christ et de se transformer en lui « .

Quelle riche spiritualité, en vérité ! Sœur Marie-Aimée la résume en cet axiome :  » Le degré de sainteté de chaque âme répond au degré de ressemblance qu’elle a avec Jésus-Christ « .

Elle termine par une invocation qui rattache le mouvement de sa vie spirituelle à la prière devenue classique, dite de saint Ignace :

 » O Ame de Jésus-Christ, dirai-je avec saint Ignace, qui a si bien compris ce que nous pouvions puiser en vous, Ame de Jésus, sanctifiez-moi ! Donnez-moi avec vous une ressemblance toujours croissante. Mon âme, créée à l’image de Dieu, aspire à retrouver sa perfection primitive, vous seul pouvez la reformer en moi. Donnez à ma vie spirituelle cette nuance spéciale d’être animée par vous, complétée par vous, perfectionnée par vous « .

On voudrait citer longuement Sœur Marie-Aimée nous montrant la beauté de l’Ame du Verbe Incarné. Voici la mise en route du Chapitre qu’elle lui dédie :

 » L’Ame sainte de Jésus-Christ est parfaitement belle, parce qu’elle réunit en elle-même, sans ombre de défaut, les quatre qualités qui constituent la vraie beauté : la pureté, l’éclat, la richesse et la variété.

La pureté : l’Ame de Jésus-Christ fut créée, comme celle de nos premiers parents, dans la justice et la sainteté, mais avec une admirable pureté ; de sorte que non seulement la pureté de cette Ame surpasse en excellence celle de l’âme du premier homme avant sa chute, mais encore celle des anges et même celle de l’âme immaculée de la Vierge Marie. « 

Et ainsi des autres qualités qui composent la beauté en elle-même et la beauté de l’Ame du Christ.

***

Bornons-nous, en terminant, à indiquer brièvement les autres parties du travail de notre génial auteur. Elles traitent successivement, toujours selon le même plan, doctrinal et pratique :

de la vie cachée de Jésus-Christ ;
de sa vie au désert : un volume entier ! et des plus beaux ;
de sa vie publique ;
de sa divine passion et de sa vie glorieuse.

Tous ces mystères du Christ, Sœur Marie-Aimée les vivait au fur et à mesure qu’elle les exposait. Plus que pour tous les autres, cette remarque vaut pour le mystère de la Passion. Elle communiait alors intensément aux souffrances de son Bien-Aimé. Elle-même s’en explique ainsi avec son Père spirituel, qui supervisait son manuscrit :

 » J’arrivai ainsi à Gethsémani où mon âme, avec celle de mon Jésus, fut saisie d’une tristesse mortelle. J’entrai dans une douloureuse compassion des souffrances de mon Bien-Aimé, et les miennes s’augmentèrent, comme chaque année à l’époque des désordres. La sainte quarantaine ne les diminua pas, au contraire, car je poursuivais le récit des tourments de mon Jésus ! Dieu seul sait ce que chaque page m’a coûté !

La douleur intérieure que j’éprouvais était parfois si intense et mes larmes si abondantes, qu’une sœur, qui avait à la fois le secret de mon travail et celui de mon martyre, se demandait en me voyant si j’arriverais jusqu’au Calvaire. Je redoublai d’effort… et le Vendredi Saint, de deux heures à trois heures, j’écrivais à genoux les dernières circonstances de la mort sanglante de mon divin Epoux « .

Rendant compte au P. Gamard de la rédaction de son travail sur la Passion du Christ, elle lui disait :

 » J’ai terminé avec la Semaine sainte les considérations sur la Passion de notre bien-aimé Jésus, et j’espère avoir fini avec celle-ci les dernières pages. Les souffrances que j’avais pressenties ne m’ont point été épargnées, mais j’ai eu pour les endurer toute la force qui m’avait été miséricordieusement promise « .

Parlant de choc éprouvé par sa participation aux douleurs de son divin Epoux, elle fait connaître à son Père le contrecoup de cette somme de douleurs sur son état physique :  » Je crois que quand Notre-Seigneur voudra m’appeler à lui, il n’aura qu’à laisser aller ma nature. Je commence à me rendre compte des violentes secousses qu’elle a éprouvées. Ma sensibilité a été tellement pressurée que je suis toujours prête à fondre en larmes, ce qui ne m’est pas du tout naturel. Je suis, contre mon ordinaire, très abattue, triste et fatiguée, ce que j’attribue à la même cause, puisque je n’en ai pas d’autre. La peine de l’exil m’accable de tout son poids et je ne sais en quel état se trouve en moi la flamme du saint amour ; tout ce que je puis dire, c’est que j’aime, que je souffre, que je languis « .

 » J’aime, je souffre, je languis  » : admirable trilogie !

Sœur Marie-Aimée se croyait au terme de sa carrière ; elle écrivait ces lignes après le carême 1869 ; elle avait alors trente ans. Il lui restait pourtant cinq années à vivre, fécondes en travaux, et en souffrances. Il y aurait beaucoup à dire et de ceux-là et de celles-ci. Il faut pourtant dans notre courte esquisse nous arrêter à une œuvre de grande portée pour l’avenir de son Carmel : sa mission de former les futures carmélites du monastère. Ce sera l’objet du chapitre suivant.

(fin du chapitre…)