Retraite de 1871

Sur l’union divine et la transformation de l’âme en Dieu

Quatre choses font obstacle à l’union de l’âme avec Dieu et à sa transformation en lui, qui en est l’heureux résultat.

1° Les attaches, quelque petites qu’elles soient, et sous quelques bonnes apparences qu’elles se cachent.  » Ces attaches, qui paraissent si faibles, ressemblent à ce petit poisson qui arrête les plus gros navires dans leur course ; de la même manière, elles interrompent la course de l’âme qui va s’unir à son Créateur. « 

2° Les passions volontaires.  » L’âme ne peut parvenir à une parfaite union avec Dieu, avant qu’elle se soit dégagée de toutes les passions volontaires qui la portent au péché et même aux moindres imperfections, parce que l’état d’union consiste en ce que la volonté de l’âme soit toute transformée en la volonté de Dieu ; de sorte que la volonté de Dieu soit le seul principe et le seul motif qui la fassent agir en toutes choses, comme si la volonté de Dieu et la volonté de l’âme n’étaient qu’une volonté. Or, cette transformation est nécessaire, puisque, sans elle, l’âme pourrait avoir du penchant pour des imperfections qui déplaisent au Seigneur, car elle voudrait des choses qu’il ne voudrait pas. « 

3° Toutes les fautes, même les moindres, qui sont les effets de quelque habitude, mauvaise, imparfaite.  » Lorsque l’âme a contracté de mauvaises habitudes, les imperfections qui en naissent sont des empêchements très certains à l’union divine, parce que l’âme demeure liée par la chaîne de son habitude aux créatures et aux vices. « 

4° Les mouvements des passions et les imperfections.  » Il faut surmonter ses passions, jusqu’aux moindres mouvements, pour arriver au terme de l’union divine. Et comme le bois ne peut être changé en feu lorsqu’il lui manque un seul degré de la chaleur qui est requise pour le disposer à brûler, de même l’âme ne peut être parfaitement transformée, lorsqu’elle n’a pas acquis, en étouffant ses plus petites imperfections, le degré de pureté qui lui est nécessaire. « 

Deux remarques importantes se rattachent à ce quatrième article.

1° » Quand les passions ne sont que de premiers mouvements, et qu’on ne leur donne point de consentement, elles n’éloignent pas l’âme de l’union divine, ou du moins elles ne l’en détournent que très peu. J’appelle premiers mouvements ceux où la raison et la volonté n’ont point de part, soit en ce qui les précède, soit en ce qui les accompagne, soit en ce qui les suit ; car il est impossible de les faire mourir tout à fait en cette vie, ces mouvements étant comme des effets nécessaires de la nature. Ainsi l’âme agissant selon l’esprit et la raison ne se peut défendre de leurs impressions et de leurs souillures. Elle peut même quelquefois être élevée, selon la volonté, ou la partie supérieure à une sublime union avec Dieu, et jouir du repos et des douceurs qu’elle y goûte, pendant que les passions et les mouvements naturels et nécessaires se feront sentir, même avec violence, dans la partie inférieure, parce qu’ils n’ont nul commerce avec la raison et la volonté, qui peut, pendant ce temps-là, s’appliquer à la contemplation.  » Il en était ainsi en l’âme adorable de Notre-Seigneur au jardin des Olives.

2°  » Quand je dis que l’âme doit se défaire des passions volontaires qui l’engagent dans les plus petites imperfections, je parle de celles auxquelles l’âme consent avec vue ; quant aux imperfections qu’elle ne connaît pas, elle en commettra infailliblement par surprise et par inconsidération, elle fera même quelques péchés légers, puisque le juste tombe sept fois, c’est-à-dire quelquefois. Mais comme ces fautes lui échappent contre sa volonté, et par la fragilité dont la nature humaine ne peut être exempte que par miracle, elles ne lui sont point nuisibles au point où le sont les imperfections connues, volontaires et habituelles.  » Les habituelles, ou qui naissent de l’habitude, sont donc mises au rang des volontaires, ce qui explique très bien le troisième article ou obstacle à l’union divine.

Examen.

1er Obstacle. – Attaches – Par la grâce de mon Dieu, après un examen sérieux, détaillé, minutieux, il me semble que je n’en ai aucune. Non, ni au bien, ni au mal, ni aux joies, ni aux peines, ni aux honneurs, ni aux humiliations, ni aux richesses, ni à la pauvreté, ni à l’estime, ni au blâme, ni à la sympathie, ni à l’antipathie, ni aux personnes, même à celles qui me sont le plus utiles, ni aux choses, surtout à celles qui sont à mon usage. Je n’en ai à aucun moyen de perfection, et c’est ce que j’ai voulu dire par ces mots :  » ni au bien.  » Je me sens indifférente pour tout, c’est pourquoi j’ai cru pouvoir dire que je n’ai pas plus d’attache aux peines qu’aux joies, aux humiliations qu’aux honneurs, etc., etc., quoique j’aie beaucoup plus d’estime pour ce que Notre-Seigneur a choisi, et que, s’il me donnait la préférence, je le choisirais pour moi, comme je l’ai fait si souvent. Je n’ai point d’attache à la voie par laquelle Dieu me conduit, à la direction de mon guide spirituel, pas plus aux lumières surnaturelles que naturelles. Je n’en ai pas à mon emploi, ni à la manière dont je l’exerce, étant prête à tout quitter, à tout sacrifier, à tout changer, si bien que je le ferai, ce me semble, sans aucune peine. Je ne suis point attachée, je veux dire que je n’ai aucune affection déréglée, ni à mon pays, ni à la cellule que j’occupe, ni à l’habit que je porte, ni à aller partout où Dieu me voudrait appeler, soit à la vie, soit à la mort.

2ème Obstacle. – Passions volontaires. – Je ne m’en reconnais aucune, mais ma volonté est encore trop faible dans l’occasion et se fait trop facilement illusion, se satisfaisant aux dépens de celle de Dieu pour que je puisse croire qu’elle est une même chose avec la sienne. Voilà donc un grand obstacle à mon union avec Dieu et à ma transformation en lui !

3ème Obstacle.- Les fautes d’habitudes. – Sans en constater positivement aucune, je vois cependant quelques fautes qui reviennent plus souvent que les autres, et que je puis par là même appeler fautes d’habitude : Je manque de ponctualité à certaines choses. Quand je suis sous l’impression d’un fait, d’une lettre, d’une visite, d’un entretien, je ne sais pas assez la garder pour moi. Voilà donc autant d’obstacles à l’union de mon âme avec son Dieu et à ma transformation en lui.

4ème Obstacle. – Les mouvements des passions et les imperfections. – J’ai peu à faire, ce me semble, pour être aussi maîtresse que possible de ceux-là, et pour étouffer aussi parfaitement que promptement celles-ci, mais enfin ce n’est pas fait ; je ne suis donc pas en état de m’unir avec mon Dieu, et bien éloignée de la pureté que je dois avoir pour être transformée en lui.

Moyens d’arriver à l’union divine et de détruire les obstacles qui s’y opposent.

 1er Moyen. –  » Imiter Notre-Seigneur Jésus-Christ en toutes choses.  » (Liv. 1, Chap. XIII, Montée du Carmel.)

2ème Moyen. –  » Renoncer pour son amour à tout plaisir, même spirituel.  » (Idem.)

3ème Moyen. –  » Le meilleur, le plus méritoire et le plus propre pour acquérir les vertus et mortifier la joie, l’espérance, la crainte, la douleur et les autres passions, est de se porter toujours aux choses non pas les plus faciles, mais les plus difficiles ; non pas les plus savoureuses, mais les plus insipides ; non pas les plus agréables, mais les plus désagréables ; non pas à celles qui consolent, mais à celles qui affligent ; non pas à celles qui donnent du repos, mais à celles qui donnent de la peine ; non pas aux plus grandes, mais aux plus petites ; non pas aux plus sublimes et aux plus précieuses, mais aux plus basses et aux plus méprisables ; il faut enfin désirer et rechercher ce qu’il y a de pire et non ce qu’il y a de meilleur, afin de se mettre, pour l’amour de Jésus-Christ, dans la privation de toutes les choses du monde et d’entrer dans l’esprit d’une nudité parfaite.  » (Idem.)

Depuis mon enfance, je pratique ces trois choses que mon divin Maître m’a lui-même enseignées d’une manière très relevée et très parfaite. Cependant, ce n’est pas de cette manière très parfaite que je les ai pratiquées, et c’est ce qui m’empêche à cette heure de m’unir à lui, malgré le besoin impérieux que j’en ai, les impétueux transports que je ressens pour cet Objet infiniment aimable, et ce rapide courant d’amour qui m’entraîne vers Dieu. Cependant, je sens qu’il m’attire d’une manière irrésistible, et comme je vois clairement qu’il n’y a que mes seules imperfections qui m’empêchent de me joindre à lui, j’y renonce avec toute l’énergie dont sa grâce me rend capable. Je prends la ferme résolution d’employer les trois moyens indiqués par saint Jean de la Croix pour arriver à l’union et transformation en mon Dieu, après laquelle je soupire de toutes les forces de mon âme, et plus particulièrement ceux qui doivent combattre de front mes imperfections et me rendre conforme à Jésus-Christ.

1° Je prendrai l’habitude de parler et d’agir toujours avec beaucoup de charité et de tendresse vis-à-vis de mon prochain.

2° Je prendrai l’habitude de ne me mettre jamais en retard.

3° Je ferai taire toutes mes impressions, ce sera le meilleur moyen de ne pas las faire paraître, et surtout de ne pas les faire connaître par la parole.

4° Je veillerai avec la dernière exactitude sur mes premiers mouvements et imperfections, afin de les étouffer dès leur principe. Je m’exercerai à la patience, au support et prendrai l’habitude de m’accuser en tout et de me donner tort en tout.

Il me semblait que tout cela était déjà fait, tant je sentais peu de peine à le faire, et j’entrai avec une ferveur incroyable dans cette nuit obscure ou mortification des sens et des passions, car j’étais vraiment enflammée par cet amour inquiet, dont parle saint Jean de la Croix, ne voyant pas comment je pourrais m’unir immédiatement à mon Dieu et ne pouvant plus supporter d’en être tant soit peu éloignée, mais souhaitant au contraire lui être si parfaitement unie, que je sois toute transformée en lui. Et je me disais : Oh ! si je pouvais, en travaillant infatigablement toute cette année, arriver à la fin au comble de mes désirs ! Et cette espérance me donnait un courage, un amour que je ne connaissais pas encore, une ardeur qui semblait refaire jusqu’à mes forces physiques presque éteintes. Mais si l’on m’eût dit de la part de mon Dieu : Ce n’est pas une année, mais dix, mais vingt, mais trente, mais quarante, mais mille, mais dix mille et au delà, qu’il faudra que tu passes non pas à te défaire de quatre ou cinq imperfections, qui, grâce à la rosée céleste (ne cessant de tomber sur la terre de ton âme, à tes fréquentes communions, au bonheur que tu as eu de porter le joug du Seigneur dès ta jeunesse), n’ont presque pas de racine, mais bien dans la plus austère pénitence, dans les cachots et les supplices des martyrs ; je l’avoue, cela ne m’eût inspiré aucune terreur, et il n’y a rien que je ne me sentisse disposée à embrasser et à souffrir, non seulement avec patience, mais même avec joie, et aussi longtemps qu’il eût fallu pourvu qu’au bout de ce temps, je fusse enfin unie à mon Dieu et transformée en lui. Alors il se passa en moi quelque chose d’extraordinaire et Notre-Seigneur me demanda si je ne croyais pas qu’il pût faire en quelques jours ce que je lui demandais de faire en une année, ce que je serais heureuse d’obtenir au bout d’un siècle, de mille siècles et plus.

A cela je répondis humblement, avec une crainte pleine d’espérance et le cśur bien ému :  » Mon Dieu, je crois que vous le pouvez non seulement en quelques jours, mais en quelques instants, et votre amour pour moi me fait espérer que vous le voudrez. En même temps il se fit un grand et soudain changement dans mon âme. Je me trouvai dans un dénuement à l’égard de toutes choses que je ne saurais exprimer, avec un dégoût des créatures et de tout ce qui peut donner quelque satisfaction sensible, avec un éloignement de tout ce qui est de la terre et de moi-même, avec une horreur des moindres fautes, qui me semblait sincère. Ce qui me consola davantage, ce fut de voir ma volonté tellement fortifiée, que, pour rien au monde, je n’eusse voulu consentir à la plus légère offense contre mon Dieu, et me sentais résolue plus que je ne saurais dire à ne me faire aucune illusion pour me satisfaire en quoi que ce soit. Je conçus un grand déplaisir de mes infidélités, et je sentis une profonde horreur pour la conduite indélicate, déloyale, perfide, indigne (je ne sais de quel nom la flétrir) que j’avais tenue jusqu’alors envers ce Dieu si Bon, si doux pour moi. Je conçus pour toutes les personnes que je connais et même pour toutes celles que je ne connais pas, une grande estime ; et pour moi-même un tel mépris, qu’il n’est pas d’humiliations, ce me semble, que je ne désire me procurer, et que je ne subisse avec joie. Mes plus petites négligences me semblent des crimes, je me vois mille fois pire que ces malheureux qui ont brûlé les maisons, tué nos prêtres, profané nos églises, troublé nos pieux asiles. Je m’en veux tellement, et je suis si exécrable à mes propres yeux, que je serais satisfaite qu’on m’accablât d’injures, qu’on me lapidât, que toutes les créatures s’armassent contre moi, qu’on me foulât aux pieds, qu’on me séparât des autres et qu’on me laissât dans un coin, mourir de faim, de misère et d’amour.

La contrition tendre et paisible qui avait précédé mon indignation la suivit. Je me sentis embrasée d’un amour que je ne saurais exprimer, et dans cet embrasement, ma volonté très intimement unie à mon Dieu. Les autres puissances voulurent se rendre compte de ce qui se passait en mon âme, mais le Bien-Aimé leur dit : Ne troublez pas le repos de ma bien-aimée, laissez-la s’éveiller d’elle-même. Ce réveil eut lieu au bout de dix à douze minutes et je me trouvai avec une force et vigueur d’âme extraordinaire, rassasiée de mon Dieu et affamée tout ensemble. Ce grand courage que je m’étais senti pour parvenir à l’union avec lui, loin d’être satisfait par la jouissance de ce bien infini, était centuplé par rapport à un seul des degrés de cette union bienheureuse, dans laquelle et par laquelle s’opère la transformation divine.

Ah ! c’est que plus on s’approche de Dieu, plus on veut s’en approcher, plus on s’unit à lui, plus on veut s’y unir ; plus on participe à Dieu, si je puis m’exprimer ainsi, plus on est insatiable. Et quand je pense que les premiers mouvements des passions peuvent parfois détourner l’âme de cette union, à laquelle elle est enfin parvenue, et que de légères imperfections peuvent la faire cesser, l’âme voulant alors une chose que Dieu ne veut pas, je ne sais comment on peut et comment désormais je pourrais tomber dans celles-ci et ne pas tout de suite étouffer ceux-là ; perdre un seul instant d’union avec Dieu dans le temps, mais c’est perdre un degré d’union avec Dieu pendant toute l’éternité s’il ne répare notre folie !

Ah ! mon Dieu, préservez-moi de ce malheur, conservez-moi dans les dispositions où vous m’avez mise par votre infinie miséricorde, qui vient de se signaler si magnifiquement sur ma misère.

Je ne suis qu’au quatrième jour de ma retraite (4 octobre). Notre-Seigneur m’a fait tant de grâces, il a tellement perfectionné en moi son saint amour et toutes les autres vertus que je ne me reconnais plus moi-même. Je me trouve à ce réveil de l’union avec mon Dieu et de ma transformation en Lui, comme se trouverait un homme fait qui se serait endormi petit enfant, ou bien comme un faible enfant qui serait parvenu en quelques instants à l’âge d’homme parfait. Mais je vois cela avec une si grande confusion de moi-même que ce n’est rien de le dire auprès de ce que je pense ; et mes pensées, mes sentiments, en un mot tout moi-même, se perd en Dieu, jouit de lui, l’aime avec des transports inénarrables. Je me demande si le ciel est autre chose. Oui, parce que je ne vois pas mon Dieu ; je jouis de lui comme un aveugle, par la foi et l’amour. Oui encore, parce qu’au ciel on ne peut plus le perdre. Oh ! mon Dieu ! Vous perdre ! Une âme qui vous est unie, je ne dis pas, par la simple union de l’état de grâce, mais par celle dont parle saint Jean de la Croix, qui est la transformation, ne peut pas même supporter l’idée de vous perdre éternellement, puisqu’elle ne peut supporter celle de détourner tant soit peu sa volonté de la vôtre, en consentant à la plus petite imperfection ou en ne réprimant pas les premiers mouvements des passions.

Combien est ardent le désir que j’éprouve du salut des âmes et de leur perfection, et combien je me propose d’y travailler par la prière ! Il n’y a que les saints qui sont dans le ciel qui comprennent bien ce que c’est que de perdre Dieu ; et sur la terre il n’y a que les âmes qui lui sont unies, qui comprennent de quels biens se privent celles qui n’ont pas ce même bonheur. Elles ont compassion d’elles, comme les sages ont compassion des fous, les voyants des aveugles, etc.

A ces désirs, succédèrent de nouvelles inquiétudes d’amour ; car il y a des inquiétudes qui précèdent l’union : celles qu’apporte la vue des obstacles qui empêchent d’y arriver ; et il y a les inquiétudes qui suivent l’union : celles que fait naître la crainte de la voir cesser. Je ne les avais pas vues dans les écrits de saint Jean de la Croix, au moins dans ce que j’avais lu de lui, et j’ignorais ce qu’elles étaient. Cependant, elles existaient en moi ; les voici : Je n’avais aucune attache, mais qu’il est facile d’en former ! L’examen que j’avais fait sur cet article me l’avait montré : donc vigilance ! Je n’avais plus d’habitude ni de penchant particulier pour aucune faute, mais qu’il était facile d’en contracter : donc vigilance ! Mes passions étaient assoupies, mais le réveil de leurs premiers mouvements était facile ! Ma volonté était fortifiée, mais dans l’occasion elle pouvait être bien faible. Encore et toujours vigilance ! Je m’y déterminerai plus que je ne saurais dire.

Quant à ce que saint Jean de la Croix dit être nécessaire pour parvenir à l’union divine, pour l’entendement, la mémoire, la volonté, il m’a semblé que rien d’essentiel ne me manquait ; que Notre-Seigneur m’avait corrigée par la nuit obscure, et n’avait pas permis que je tombasse dans les défauts relatifs aux sept péchés capitaux, qui fait que l’on agit et que l’on vit dans les voies de Dieu d’une manière basse, grossière, commode, à son goût, et selon son amour-propre, me faisant endurer, pour me purifier, diverses souffrances et ressentir plusieurs effets de grâces ; car  » pour entrer, dit le Père Berthier, dans un saint commerce avec ce tout unique, il faut passer par d’autres voies que par celles des raisonnements humains, et c’est la foi seule qui ouvre cette route ; elle seule est un moyen propre et proportionné à l’union de l’âme fidèle avec Dieu. Plus la foi sera vive, plus l’union sera intime, et, par une conséquence nécessaire, plus aussi les lumières naturelles de l’esprit sont éclipsées ; car la foi et la science humaine ne peuvent agir ensemble sur le même objet. Celle-ci prétend être claire à l’égard des vérités dont elle s’occupe, et la foi est toujours obscure à l’égard de celles qu’elle reçoit et qu’elle révère. Mais que cette obscurité de la foi répand de lumière dans un esprit bien disposé, c’est-à-dire parfaitement dépouillé de ses propres connaissances ! « 

Notre-Seigneur me montra comment la doctrine de sain Jean de la Croix était renfermée dans le saint Evangile, et il me donna une nouvelle intelligence de ses divines paroles, bien supérieure à celle que j’avais reçue auparavant. Le Pater surtout me parut le plus sublime résumé de l’état d’une âme unie à Dieu et transformée en lui.

 » Notre Père qui êtes aux cieux. «  L’âme s’est élancée dans son sein, tous ses liens sont brisés, on la chercherait en vain sur la terre. Elle a laissé le rien de la créature, elle est dans le tout de son Dieu, au-dessus de tout ce qui n’est pas Dieu, de ce tout qui n’est rien. Par conséquent, elle est au-dessus des personnes et des choses, au-dessus d’elle-même et de ses passions, au-dessus même des vertus et des bonnes śuvres, des dons extraordinaires, de tout objet, de tout moyen particulier de sanctification, au-dessus des goûts, des paroles, des visions, etc., en un mot, répétons-le au-dessus de tout ce qui n’est pas Dieu, de tout ce qui n’est rien.

 » Que votre nom soit sanctifié, que votre règne arrive, que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel ! «  Ses passions, je veux dire ses joies, ses espérances, ses peines, ses craintes, n’ont plus d’autres objets. Mais parce qu’elle connaît mieux que jamais sa faiblesse et le besoin qu’elle a de Dieu, parce qu’elle se défie d’elle-même et que son humilité est plus grande, elle s’écrie :  » Donnez-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour.  » C’est la grâce qu’elle demande et surtout l’auteur de la grâce, la sainte Eucharistie.

 » Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. «  Elle demande pardon, mais comme elle est toute charité pour le prochain, aussi bien que pour Dieu, elle pardonne. Puis elle ajoute :  » Ne nous laissez pas succomber à la tentation, mais délivrez-nous du mal. «  Même dans cet heureux état, elle craint et elle supplie Notre-Seigneur de la délivrer du mal, c’est-à-dire de ce qui lui est opposé, reconnaissant qu’elle a encore en elle beaucoup de misères dont elle demande d’être purifiée.

 » Amen. «  Et elle se repose en son Dieu, lui étant intimement unie, en son entendement par la foi, ayant abdiqué toutes ses lumières naturelles ; en sa mémoire par l’espérance, ayant renoncé à tout souvenir, car de quoi peut se souvenir l’âme qui espère un bien tel que Dieu ? Enfin elle lui est unie par sa volonté, n’ayant plus aucune affection déréglée.

Elle est unie à Dieu par la foi qui le lui montre, par l’espérance qui le lui promet, par l’amour qui le lui donne. Mais le corps que devient-il ? L’âme l’anime et, bien qu’il lui semble ne pas faire autre chose, l’âme le conduit par la grâce, sous l’empire de laquelle il devient totalement soumis. L’âme ne veut pour lui que la pauvreté, la misère, la souffrance, le travail, et elle s’efforce de lui procurer toutes ces choses ; elle le laisserait volontiers mourir de faim et de froid, elle n’en a soin que pour obéir à l’ordre de Dieu et de ses supérieurs. Si ceux-ci ne la retenaient, ou si les infirmités ne l’en empêchaient, elle accablerait son corps sans pitié ni merci.

Pour les sens : ses yeux ne regardent plus rien, ses oreilles n’écoutent plus rien, je dis hors de Dieu, sous le charme duquel vit l’âme. Ni saveur, ni odeur ne comptent, parce que l’âme aspire Dieu, qu’elle goûte Dieu ; tout entretien cesse, parce que l’âme converse avec Dieu ; en sorte qu’elle paraît voir et ne voit pas, entendre et n’entend pas, parler et ne parle pas, agir et n’agit pas. Elle est comme ne faisant pas ces choses. Ses mains ne se portent qu’à ce qui est utile ; ses pieds ne la conduisent que là où il faut ; en un mot, tous ses mouvements sont réglés comme ses sens et dépendent de la grâce, comme les fonctions de ces mêmes sens, comme les opérations de l’âme, et entrent dans le domaine des opérations de Jésus-Christ qui fait tout en elle, en sorte qu’elle peut dire véritablement :  » Ce n’est plus moi qui vis, c’est Jésus-Christ qui vit en moi. « 

J’ai commencé avant ma retraite à expérimenter cette vérité par l’usage du sublime moyen que Notre-Seigneur m’avait donné de sanctifier mes actes en le priant de les faire lui-même en moi. J’ai fait cela durant quatre mois, seulement par la foi. Depuis, j’en ai fait l’expérience, et parfois cela va si loin que je suis comme privée de mes propres opérations, ne sachant même plus si j’adhère, tellement je suis passive, passée en Jésus-Christ et comme morte en lui, pour vivre de sa vie et être transformée en lui. D’autres fois, il me demande mon concours, m’ouvrant son adorable intérieur. Il m’a montré comment son âme et toutes ses puissances tendaient, adhéraient au Verbe et s’efforçaient d’atteindre à la sublimité des actes qu’il voulait faire par son humanité. Et j’ai compris dans l’union hypostatique, comment il n’y a qu’une personne en Jésus-Christ, avec la distinction des deux natures, et aussi comment l’union de l’âme avec Dieu s’accomplit sur le modèle de l’union de Jésus-Christ avec la Divinité.

Autrefois, je n’avais que des moments d’union, mais maintenant il me semble que cette grâce est permanente et que je suis dans l’état de cette union. Oh ! heureux état ! Qu’y a-t-il à désirer quand on y est parvenu, sinon d’y avancer de plus en plus. C’est une carrière qui s’ouvre plutôt en Dieu que vers Dieu !

Soeur Marie Aimée de Jésus o.c.d.


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