Le maître et le disciple

L’AME.

Jésus, votre bouche divine a prononcé autrefois ces paroles :  » Celui qui m’aime m’écoute, mon Père l’aimera, nous viendrons à lui, et nous ferons en lui notre demeure.  » Dites-moi donc, ô mon Dieu, ce qu’est une âme qui habite en vous, et en laquelle vous habitez, afin que je vole dans la voie de vos conseils et que nul ne méprise la confiance que je mets en vous, car vous m’avez dit :  » Je suis ton salut et ta vie ; demeure en moi, et tu trouveras la paix.  » Et moi j’ai dit : Ma vie c’est l ‘amour, et l’amour c’est l’union ; et j’ai senti et je sens encore une eau courante qui m’entraîne et qui me crie sans cesse : Va à Dieu ! Va à Dieu !… O union divine ! Union divine ! Nuit et jour, ce mot retentit au fond de mon cśur ; c’est un chant sacré qui m’éveille, c’est sous son charme que je m’endors, et je l’entends encore durant mon sommeil, comme un écho lointain d’une voix bien connue et tendrement aimée. Ma vie à moi, c’est mon Dieu, c’est mon Christ, c’est l’adorable Trinité ! Et pour vivre de cette vie, non, il n’est rien que je ne veuille souffrir, dussé-je mourir mille morts !

Parlez-moi, Seigneur, de cette vie ineffable, de cette union sacrée, ou plutôt, revenant à ma première demande : Dites-moi, vous répéterai-je, ô mon Dieu, ce qu’est cette âme en laquelle vous demeurez et qui demeure en vous ?

LE SEIGNEUR.

C’est une âme qui, docile à ma parole, a jeté ses filets, et s’est avancée en pleine eau, je veux dire, une âme dégagée de tout et d’elle-même, et toute livrée à mes conduites, une âme qui, ayant tout quitté pour me suivre, ne songe pas même à demander quelle sera sa récompense, estimant tout comme un méprisable rien, pour posséder le tout de son Dieu, sans terre, sans créatures, sans appui, sans elle-même, ne voulant que dénuement, pauvreté, néant partout ; cette âme, dans cet abîme incommensurable, a trouvé le trésor caché, la perle inconnue, dédaignée : son Dieu !

L’âme prédestinée à l’union sacrée, c’est une arche précieuse que je renferme, et dans laquelle je suis renfermé. Nul ne peut la toucher sans allumer le feu de ma colère. C’est une fleur que je me suis réservée de toute éternité, nul ne peut la cueillir, car elle ne s’épanouit et ne croît que dans le secret de ma Face, à l’ombre de ma gloire et de ma miséricorde. C’est une chaste colombe, qui habite près des grandes eaux, afin de se purifier, aussitôt qu’elle a contracté la plus légère souillure, car ma jalousie ne lui est point cachée. C’est un vase vide que je remplis de ma plénitude, une amante fidèle qui, par sa beauté intérieure, a ravi le cśur du grand Roi, auquel elle est fiancée depuis que je suis Dieu, et ce Roi n’est autre que moi-même ! C’est une vierge chérie de son Créateur, moi le Verbe, qui repose au milieu des lis ; nuit et jour, elle me contemple ; et depuis que, Lis du ciel transplanté dans la vallée des larmes, je suis devenu pour elle le Verbe fait chair, elle admire tour à tour les infinies perfections de ma divinité et les amabilités ineffables de mon humanité. C’est un miroir sans tache, dans lequel se reflète ma beauté suprême, où se retrouve la divine ressemblance de son Bien-Aimé, moi, Jésus !

L’AME.

Désormais, Seigneur, qui peut ravir ce cśur saintement passionné ? Quel objet peut le détourner de son divin Objet ? Qui peut l’arracher à sa contemplation ? Qui peut le captiver, enchaîné qu’il est par l’amour à l’amour ? Qui peut le distraire ? Et qu’est devenue la terre pour cette âme qui, au travers des ombres, entrevoit les réalités d’un monde supérieur, touche par la foi le seuil d’éternité ? Qui peut éblouir cet śil illuminé, plongeant au delà des cieux, et voyant par avance ce qu’une langue humaine ne peut raconter ? Mon Dieu ! mon Dieu ! Non, il n’y a que vous d’aimable !… Laissez quelques instants de silence à mon amour, et puis, ô mon Tout ! daignez m’apprendre ce que fait cette créature transformée, vous qui voulez trouver en elle vos délices. Que fait-elle, pour répondre à vos préférences divines, car vos śuvres sont grandes et parfaitement conformes à tous vos desseins ?

LE SEIGNEUR.

Une seule chose, elle m’aime !… C’est par amour que je m’unis à elle, c’est par amour, et rien que par amour, qu’elle s’unit à moi ! L’amour, voilà la force qui l’anime, la puissance qui la domine, le génie suprême qui l’inspire ; et l’amour c’est l’Esprit-Saint dont le souffle puissant peut seul ramener les âmes dociles à la divine unité. Cette âme sans goût, sans volonté, sans attache, sans désir, se livre entièrement à moi, elle n’a plus de mouvement propre, ni d’empressement naturel, mais elle marche aveuglément dans sa voie, ne suivant que la douce et tendre activité de ma grâce. Elle va droit au but, et s’avance ainsi de vertus en vertus, de clartés en clartés, jusqu’au jour de la gloire éternelle. L’śil de son intérieur toujours fixé sur moi, elle vole au moindre signe, laissant là la nature et s’isolant d’elle-même ; son cśur devine et prévient mes désirs, elle poursuit le plus parfait, l’étreint avec amour et pour mon seul amour.

Que deviendra cette âme qui, par une fidélité de tous les instants, est toujours attentive à ma présence, comme l’un de ces archanges chargés d’exécuter mes volontés ? Quelle sera la beauté de cette âme, qu’une main créatrice façonne à son gré et qui cède sans se lasser aux aimables caprices de son Dieu, et aux exigences de son insatiable amour, disposant en son intérieur ces mystérieux degrés par lesquels elle s’élève jusqu’à ma grandeur en m’attirant jusqu’à sa petitesse ?

L’AME.

Ainsi, ô mon Seigneur, vous mettez la plus haute perfection à la portée de la plus extrême faiblesse, et votre servante va trouver le moyen de reconnaître vos faveurs ! O ma gloire ! Je puis donc, tout indigne que j’en suis, aspirer à ce baiser de votre bouche, qui n’est autre chose qu’une union très étroite avec vous, ô délices de ma vie ! Voilà que toutes les puissances de mon âme, émues et ravies de votre miséricorde, sont tournées vers votre visage, voilà que vos moindres désirs deviennent chers à mon cśur, que tous mes membres attendent que vous commandiez pour obéir, et que tous mes os sont prêts à changer de place au souffle de votre voix !

 Mais dites-moi, ô Seigneur, quelle est l’innocence de cette âme qui participe incessamment à votre pureté infinie, et qui est en contact perpétuel avec votre ineffable sainteté ? Mettez sous mes yeux quelques-unes de ces aimables figures, propres à votre divin langage, et qui vont me rappeler ce temps béni où vous viviez conversant avec les hommes !

LE SEIGNEUR.

C’est une vierge, entre les pures vierges, que j’honore de mon intime familiarité, ayant avec moi un commerce tout divin. Elle n’est plus du monde, et mon inexorable amour a tout immolé en elle. Plus rien … rien … rien. Dans ce temple très pur, on n’entend nul bruit ; tout y est silence, paix, recueillement. L’autel est là, toujours dressé, et, dans ce tabernacle consacré, je repose et manifeste ma gloire, je dicte mes oracles, je révèle mes secrets. Qui peut comprendre le prix de mes oraisons qui s’élèvent de ce sanctuaire, jusqu’au trône de ma Majesté ? Et combien m’est agréable le parfum qui s’exhale de cet encensoir d’or, où ne brûle jamais un feu étranger, qui ne se réserve pas même un grain d’encens, tant est grande la délicatesse de cette âme à me rendre toute le gloire qui m’est due.

Transfigurée et toute passée en Dieu, elle est vraiment vierge, cette créature qui ne vit que de ma propre vie. Elle est du nombre de celles qui, la lampe à la main, attendent l’arrivée de l’Epoux, et elle entrera à ma suite dans la salle du festin, le sein de mon divin Père, où se célèbre le banquet nuptial. C’est là que se conclut à jamais l’éternelle alliance de l’âme avec le Verbe.

L’AME.

Les charmes de ce divin mariage, vous les avez expérimentés, ô ma séraphique Mère sainte Thérèse de Jésus ! Vous les avez expérimentés dès cette vie, vous avez célébré ces noces immaculées, et vous savez quelles sont les délices de cette chaste union avec Jésus, de cette ineffable parenté avec le Père et le Saint-Esprit ?

Mais vous, Seigneur, daignez me dire encore quelle est l’humilité de cette bien-aimée pour recevoir, sans aucun retour, tant de faveurs divines. Je tremble pour cet ange terrestre, en songeant à la chute des esprits célestes.

LE SEIGNEUR.

Cette âme s’abaisse d’autant plus que je l’élève davantage. Dans ma sainteté, elle découvre ses moindres taches, et, en considérant mon amour, elle demeure accablée sous le poids de ses fautes ; elle se croit indigne d’un seul de mes regards ; elle ne se voit plus, elle s’ignore, et comme l’eau pure qui, sans laisser de trace, fuit dans le torrent, cette âme s’écoule en moi et s’y perd pour jamais. Elle est toute fondue dans ma divine volonté. Dieu, dit-elle, Dieu partout ! Dieu toujours ! Peu lui importe que sa voie soit semée d’épines ou de fleurs ; elle avance vers son Dieu, le sourire sur les lèvres, alors même que les larmes inondent son visage, où se peignent, en même temps, les tristesses de l’exil et les irradiations de la sainte espérance. Elle me cherche jusqu’à ce qu’elle me trouve, et si, m’ayant trouvé, je veux ensuite prolonger son martyre, elle ne craint point de me dire avec l’épouse du Cantique :  » Détournez vos yeux d’autant qu’ils m’enlèvent,  » car elle préfère ma volonté au bonheur même du ciel.

Cette âme s’élance, avec le même amour, vers la croix ou vers le trône qu’elle espère ; elle reçoit avec égalité le vêtement de gloire et le manteau d’ignominie ; elle boit avec la même satiété au calice de la douleur et à la coupe de la joie. Cette âme fidèle s’enivre des eaux sanglantes du Calvaire, autant que du vin de la volupté céleste ; on l’entendra même s’écrier au milieu des tortures intérieures : Encore plus, Seigneur, encore plus ! Tandis qu’expérimentant les délices du Paradis, elle répétera : C’est trop, mon Dieu, c’est trop ! Mais qu’elles sont rares ces âmes intrépides et toutes pures, qui ont compris la chasteté spirituelle et la virginité de l’esprit, qui sont éprises de la folie de la croix, et que l’amour de leur Dieu a rendues insensées !

L’AME.

Oui, Seigneur, elles sont rares ces âmes, trop rares après tant d’appels de votre amour !… O mon incomparable Mère sainte Thérèse, vous êtes arrivée à ce terme bienheureux ! Les dernières pages de votre vie vous montrent à mes yeux savourant les délices d’une union consommée avec votre Seigneur et votre Epoux. Plus de sécheresses, plus de ravissements, plus de désirs, plus de secousses d’amour, mais union, union ! Votre capacité était remplie. Que vous consolez ma faiblesse, ô ma Mère ! Depuis que vous avez mis une bonne fois la main à la charrue, selon l’expression du Bien-Aimé, vous n’avez plus regardé en arrière ; ô fidélité, fidélité !

A mesure que, correspondant aux moindres grâces, vous en receviez de plus grandes, votre perfection s’avançait ; vous vous approchiez de Dieu, il s’approchait de vous ; et quand enfin, dans cette course amoureuse de part et d’autre, vous vous êtes rencontrés, alors eut lieu le baiser de l’union ! Vous n’avez pas craint, vous avez aimé, vous avez été humble à la bonne manière, et vous n’avez point cédé à personne votre titre d’épouse et de vierge ! Je suis appelée à marcher sur vos traces, à courir comme vous à l’odeur des parfums du Bien-Aimé jusqu’à l’union divine !

O mon Seigneur, me voilà ! Commandez, détruisez, détruisez pour unir. Vous avez préparé, ô mon Dieu, un nid au petit de la tourterelle, vous avez donné le calice de la fleur à la goutte de rosée, vous mettez l’insecte à couvert sous le brin d’herbe, et à mon âme si faible, ô mon Seigneur, quelle demeure avez-vous préparée, afin, qu’indépendante de ce corps qui la gêne, elle puisse s’élever vers son Créateur et son Tout ? C’est votre sein, mon Dieu ! Je me perds dans cette insondable profondeur, mon néant s’écoule en votre éternité, ma petitesse disparaît en votre immensité, vous absorbez tout mon être en votre grandeur ! C’est votre miséricorde qui me jette ainsi en vous, m’enivre de bonheur en me faisant mourir à moi-même. O vie ! vie divine ! circule dans mon âme, répands-toi dans mon coeur, imprègne tous mes sens et dirige toutes mes actions ! Votre sein, ô mon Dieu, voilà mon élément. La vie qui est en vous, comme un fleuve débordé, s’épanche sur tout ce qui respire ; et moi, je suis semblable à ce petit grain de sable, qui attend sur le rivage le flot qui doit l’entraîner dans l’océan. Oui, je veux laisser là tout ce qui m’est propre, et me jeter à pleine âme dans cette mer sans limite ! Mon Dieu, mon principe, ma fin, mon paradis, ma béatitude, que je monte en vous, que j’avance en vous toujours, toujours plus, jusqu’à ce que je ne sois plus qu’une seule chose avec Vous ! Voilà le baiser sacré après lequel j’aspire, et le repos que je viendrai prendre comme la sainte épouse du Cantique avec son Bien-Aimé, au midi de votre divinité ! Alors je pourrai dire :  » En vous aimant, Seigneur, je suis chaste, en vous embrassant, je deviens plus pure et je suis vierge en m’unissant à vous !

Vous m’avez plongée dans une fournaise d’amour, vous m’avez noyée dans une mer d’amour, et cette mer c’est votre sein ! Mon âme est le but de vos flèches, vous ajoutez blessures sur blessures, la joie me navre, la douleur m’enchante, vos chaînes me rendent libre, et cette liberté me captive !… La faim que j’ai de vous, ô Dieu, me fait vivre, et le rassasiement que j’ai en vous me fait mourir !

Comment donc, ô Grandeur, ô Majesté souveraine, vous dirai-je avec ma séraphique Mère, mais avec bien plus de raison qu’elle, comment donc avez-vous oublié si vite ce que j’ai été et ce que je suis ? Je veux vous chanter un cantique plein de soupirs, composé du souvenir de vos bienfaits et de l’accusation de mes iniquités, je veux vous chanter un cantique comme la Vierge, votre Mère, dans l’extase de son humilité, vous chanta le sien, composé de l’énumération de ses privilèges et de l’aveu de sa bassesse. Non, non, ces deux sentiments ne sont point incompatibles, et ils seraient bien suspects l’un sans l’autre.

Vous m’entendrez, Seigneur, et vous daignerez m’applaudir et me bénir ! Les anges m’entendront et, saisis d’étonnement, ils exalteront votre miséricorde, qui brille si fort en ma misère ! Les démons m’entendront et ils frémiront de rage, eux, si élevés en gloire, et maintenant si abaissés, mais non encore assez pour que je me place au-dessous d’eux ! Les créatures peut-être m’entendront et elles apprendront à ne jamais désespérer en pardonnant, en oubliant toute mon ingratitude ; elles apprendront encore à vous aimer et à me plaindre de vous aimer si peu. Et moi, j’apprendrai à me haïr de plus en plus !

Soeur Marie Aimée de Jésus o.c.d.


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